Berès: »L’Union a besoin d’un projet, pas d’un régime de sanctions »

Olivier le Bussy

L’eurodéputée Pervenche Berès, auteur d’un rapport sur la crise, estime que l’UE prend le problème de la dette souveraine par le mauvais bout. “Il n’y a pas de stratégie européenne d’investissement”, déplore-t-elle.

Entretien

Eurodéputée au long cours, présidente de la commission de l’Emploi et des Affaires sociales, la socialiste française Pervenche Berès a rédigé pour le Parlement européen un rapport sur la crise financière, économique et sociale, adopté le 3 juin dernier. « La Libre » l’a rencontrée pour évoquer ces crises, au moment où le Parlement européen et les Etats membres tentent de décrocher un accord sur le paquet législatif sur la gouvernance économique. Que Mme Berès trouve déséquilibré.

En ne mettant pas au point, dès l’origine de l’union économique et monétaire, des instruments de coordination des politiques économiques nationales, les Européens ont parié que tout irait toujours bien, et ils ont perdu ?

Je ne sais pas s’ils ont parié et perdu ou s’ils ont mal élevé leur enfant en le laissant se balader seul dans la rue. J’entends dire que ce n’est pas une crise de la zone euro, mais une crise de certains Etats membres de la zone euro. Je ne suis pas d’accord. Bien sûr, certains Etats n’ont pas accompli les réformes structurelles nécessaires – finalement, le pacte de stabilité, c’était beaucoup plus doux que les marchés. En jouant sur les notes des dettes souveraines, on réintroduit la violence des marchés. Sauf qu’entre-temps, on a perdu tous les mécanismes d’ajustement, donc la situation est pire qu’avant. Un des pères fondateurs de l’euro, Jacques Delors, nous a dit dès le début que nous étions dans une Union qui boîtait, avec une union économique qui n’allait pas de pair avec la puissance de l’union monétaire que nous avons mise en place. Ce premier signal vient de loin et explique qu’une des dimensions du mandat de la commission crise (du Parlement européen, NdlR) était de tirer les leçons d’absence d’Europe. L’Union économique et monétaire (UEM) était mal armée, indépendamment de cette crise. On assiste, ensuite, dans les années 2005-2006, quand on entre dans la troisième phase de l’UEM, et, depuis le passage à l’euro, à une aggravation des divergences de compétitivité entre les membres de la zone euro. Les critères de Maastricht obligent les Etats à converger, et cette convergence doit être assurée par le pacte de stabilité. Mais ça, ça n’a pas fonctionné.

Parce que l’Allemagne et la France ont été les premières à ne pas respecter le pacte…

C’est trop facile comme explication. Ça n’a pas fonctionné parce que le pacte était mauvais. Ce qui me tracasse dans la proposition actuelle, c’est qu’on dit : « Vous n’avez pas aimé le pacte de stabilité, qui n’a pas fonctionné parce qu’il était idiot, et on va vous en donner encore plus. » Le pacte n’était pas bon parce qu’il ne fonctionnait que sur un régime de sanctions, et maintenant, on va vous donner la double sanction, automatique, sur des indicateurs macroéconomiques. Mais qu’est-ce qui fait qu’un Etat tient ensemble ? Le fait qu’à travers sa politique économique, il porte un projet, une ambition commune. Et ça, c’est totalement absent de la réflexion et de la position des conservateurs et des pères Fouettard qui gèrent la question de la dette souveraine. Moi, ce que je crains, c’est que derrière cette gestion de la crise, il y ait un agenda à moitié caché qui est d’achever, grâce à cette crise, l’objectif que trente ans de libéralisme n’ont pas suffi à atteindre : la destruction de l’Etat-providence. Bien sûr, cette crise vient d’une mauvaise gestion des finances publiques, mais elle vient aussi d’un transfert d’une dette privée vers une dette publique, de l’absence de vraie politique fiscale redistributive et de cette machine sans foi ni loi qui a épuisé les sources de la croissance.

Herman Van Rompuy a pourtant dit, au début de son mandat, que la priorité de l’Union était d’entreprendre des réformes pour protéger son modèle social…

Attendez, M. Van Rompuy, il a prétendu piloter un groupe de sages, composé de ministre des Finances, qui ont sur la tempe le pistolet des agences de notation qui les menacent de dégrader leur note souveraine.

Mais qui aurait dû mener cette réflexion, alors ? La Commission seule ?

Non mais, au bout de trois mois, en mai 2010 quand les marchés s’en étaient mis plein les poches, en préparation de ce qui recommence aujourd’hui, il y a l’accord du 9 mai 2010 (sur le Fonds de stabilité européen, doté de 750 milliards d’euros) et, parallèlement, l’installation de ce groupe de sages. Moi, je pensais que c’était bien, que ces sages allaient prendre du recul et redonner de la marge de manœuvre aux Etats européens. J’étais inquiète en constatant que (la chancelière allemande) Merkel voulait ce groupe de travail pour introduire, dans le traité, l’interdiction des déficits dans les Constitutions. Alors, il faut sûrement revoir le traité, parce que Lisbonne n’a pas fait la bonne donne et ne nous permet pas de gérer notre monnaie. Mais on n’a pas besoin de cette révision-là. Van Rompuy n’a eu que peu de marche de manœuvre. Moi, je l’ai entendu en septembre 2010, à l’occasion d’un Conseil des ministres de l’Emploi et des Affaires sociales sous présidence belge. Il nous a dit – je le note explicitement – qu’il doutait du principe des sanctions. Et puis, finalement, il endosse les conclusions du groupe de travail

Donc, selon vous, les conservateurs mentent quand ils disent vouloir préserver le modèle européen…

Si on veut vraiment ça, il faut poser la question fiscale, celle de la redistribution. La proposition de la Commission me désespère. Ça fait des années que je plaide pour une harmonisation de l’impôt des sociétés, pour lutter contre le dumping fiscal, reconstruire la base fiscale des Etats membres, faire fonctionner le marché intérieur avec une concurrence non faussée. Or la proposition que le commissaire Semeta a mis sur la table est taillée sur mesure pour les multinationales.

La réaction des Etats membres à la crise de la dette souveraine a été chaotique. Parce qu’ils n’avaient pas perçu l’urgence, ou parce que ceux qui avaient besoin d’aide rechignaient à la demander ?

Les deux, mon capitaine. Mais cette crise commence dès octobre 2008, quand on passe d’une crise de liquidité à une crise de solvabilité avec la chute de Lehman Brothers, et l’effet domino sur les banques. A ce moment-là, nous avons été quelques-uns à dire que les banques sont les seuls organismes à qui on prête sans conditions. Pourtant, celles-ci étaient faciles à définir : arrêter la distribution de stock-options et de bonus, l’activité dans les paradis fiscaux, rentrer dans le contrôle des banques et avoir des financements privilégiés pour les PME. Rétrospectivement, j’aurais rajouté le nettoyage des bilans des banques. Mario Draghi avait dit, avant le G8 d’Heiligendam en juin 2007, qu’il donnait 100 jours aux banques pour nettoyer leurs comptes. Où en est-on aujourd’hui ? L’effet de domino part de la garantie des dépôts en Irlande.

Qui avait été très critiquée par les autres Etats membres…

Oui, mais d’une certaine manière, l’Irlande rend un grand service à l’UE, parce qu’elle oblige les autres à réagir. Je dois à la vérité de dire que la Banque centrale européenne (BCE) a dit qu’il fallait élaborer des conditions, mais les Etats membres ont trouvé que c’était trop long et la Commission a dit qu’on le ferait a posteriori. Ensuite, on a un plan de relance qui a donné ce que l’on sait. Et aujourd’hui, face à la question de la dette souveraine, c’est reparti. On voit le mal qu’on a à avancer sur le dossier grec, on voit le mal qu’on a pour progresser sur celui de la mutualisation de la dette. Or, la mutualisation de la dette, c’est le mécanisme du donnant-donnant, parce qu’on a le droit de regarder comment les Etats dépensent leur argent.

Les Allemands ont-ils raison d’exiger que le privé participe à la résolution de la crise grecque ? Ou vont-ils, comme le dit la BCE, entre d’autres, faire paniquer les marchés ?

De toute façon, les marchés n’arrêtent pas de jouer. On a la mémoire courte. En 2008, quand on met en place le plan de soutien aux banques, la plupart des banques européennes, qui sont notamment en Hongrie, rapatrient tout pour avoir la garantie « maison » et mettent la Hongrie au bord de la faillite. Et à ce moment-là, on fait quelque chose qui ressemble à de l’Eurobonds : la Commission, avec sa signature, emprunte sur les marchés et met cet argent à disposition de la Hongrie au taux où elle l’a emprunté. Est-ce soutenable cette situation qui fait qu’aujourd’hui on vous prête à de meilleures conditions quand vous êtes hors de la zone euro que quand vous y êtes ? Même chose pour le Fonds monétaire international (FMI) : quand il intervient et soutient le plan à la Hongrie, nous nous demandions ce qui allait se passer quand il interviendrait dans la zone euro. Déjà (le Premier ministre grec) Papandreou avait dit au Parlement européen qu’il se posait des questions, parce qu’il remplissait déjà les conditions pour recevoir l’aide du FMI, alors que les Européens attendaient. Quand survient l’épisode portugais, la question n’est plus de savoir si on fait appel au FMI, mais la menace d’un veto finlandais au plan de sauvetage. Aujourd’hui, on a des conditions de solidarité dans la zone euro qui sont plus exigeantes qu’en dehors, ce n’est pas raisonnable.

Vous craignez un éclatement de la zone euro ?

Il n’y aura pas de sortie isolée, parce que ça aurait un effet de déflagration. Quand on a commencé à construire l’Europe, les pères fondateurs n’avaient pas l’intuition de la mondialisation, mais celle que l’Europe, avec tous ces petits Etats nations, coincés entre les Etats-Unis et l’URSS, devaient s’adapter, faire masse. Au moment où on en a le plus besoin, on n’arrive pas à faire le pas.

La stratégie “EU2020” suffira-t-elle à remettre l’économie européenne sur les rails et à favoriser l’emploi ?

Si on considère que les outils dont l’Europe dispose doivent être au service de cette stratégie, ça ira. Si c’est une stratégie qui reste comme ça en l’air et que les Etats membres font ce qu’ils veulent de leur budget national, et que les outils communautaires ne sont pas au service de cette stratégie, je ne vois pas comment on va en sortir. Dans cette stratégie, on a un objectif pour l’emploi et un pour lutter contre la pauvreté. Pour atteindre ces objectifs, observer la manière dont les Etats membres mènent leur politique d’éducation est quand même une question majeure. Vous pouvez être sanctionné parce que vous n’avez pas respecté le pacte de stabilité, mais personne ne vous tapera sur les doigts si vous n’avez pas assez investi dans l’éducation. Bien au contraire, on vous demande de les réduire. C’est un choix idéologique de destruction de l’appareil d’Etat.

L’Union peut-elle continuer à fonctionner sans un budget européen digne de ce nom, alors que certains Etats membres veulent le geler ?

Dans le rapport sur la crise, on trouve l’idée que ce que l’Europe peut bien faire, ce sont les choses qu’elle porte en tant que telle. Quand on a un projet ensemble. Ce projet a été brillamment défini en mars 2007 sous présidence allemande de l’Union lorsqu’on définit l’agenda « 3X20 ». C’est concrètement ce qu’on doit faire : indépendance énergétique, lutte contre le réchauffement climatique C’est le nouveau modèle dont on a besoin. On oublie juste qu’il faut accompagner ce plan de création d’emploi et de justice sociale. Mais l’agenda, il est là. Et, après, on définit un pacte de stabilité révisé dans lequel il n’y a pas un mot sur une stratégie d’investissement. La première étape du rapport de crise dit que, là où il y a des compétences partagées entre Etats membres et l’UE, cette dernière doit intervenir en tant qu’acteur, et pas comme simple organisateur d’un marché.