Chers camarades,
Je pense, moi aussi, que les socialistes doivent prendre clairement parti dans le débat qui oppose aujourd’hui les partisans du libre-échange généralisé et ceux du protectionnisme.
Ce débat est passablement confus et hypocrite : les champions du libre-échange, en effet, sont surtout libre-échangistes pour les autres et savent très bien se protéger eux-mêmes.
Au récent sommet du G20 à Séoul, on a vu le président chinois Hu Jintao, chaud partisan du libre échange, comme on sait, dénoncer le protectionnisme des Etats-Unis, qui venaient d’injecter 600 milliards de dollars dans leur économie pour faire baisser leur devise. Et le président Obama, autre libre-échangiste convaincu, dénoncer le protectionnisme de la Chine, qui sous-évalue le yuan, pratique toutes les formes de dumping et entrave par mille moyens l’accès à son marché intérieur !
Les champions du protectionnisme à l’ancienne, quant à eux, postulent que leurs partenaires commerciaux s’abstiendront de toute mesure de rétorsion et se contenteront d’émettre des protestations énergiques.
En réalité, dans le monde où nous vivons, aucune économie n’est totalement ouverte ou totalement fermée, à l’exception peut-être de celle de la Corée du Nord ! Les Etats-Unis, la Chine, l’Allemagne, le Japon combinent à la fois ouverture et protection.
Le débat porte sur les règles, l’encadrement, l’organisation du commerce international.
Nous, socialistes, nous sommes persuadés qu’entre le libre-échange généralisé et le protectionnisme de repli, il existe une troisième voie, le « Juste échange », que je propose de traduire par « fair exchange », plutôt que par « fair trade », qui désigne le commerce équitable, ce qui est autre chose.
Contrairement aux partisans du libre-échange, nous ne croyons pas que c’est en abaissant au maximum et au plus vite tous les obstacles -tarifaires et non-tarifaires-à la libre circulation des marchandises, des services et des capitaux, que l’économie connaitra la croissance la plus forte, la plus durable et la plus équitable.
Nous récusons ce postulat idéologique réfuté par la théorie et démenti par l’Histoire.
Mais contrairement aux chantres du protectionnisme, nous ne pensons pas que c’est en dressant de hautes barrières douanières et en imposant de stricts quotas d’importation que nous parviendrons à sauver nos industries, nos emplois, nos acquis sociaux.
L’Union européenne est la première puissance commerciale du monde, elle doit faire bénéficier ses entreprises des grands marchés en expansion rapide des pays émergents, et pour cela, elle doit défendre des rapports commerciaux basés sur les principes de réciprocité et d’équilibre.
Qu’est-ce-que le Juste échange ?
Le Juste échange que nous appelons de nos vœux se définit en trois points.
Tout d’abord, le Juste échange est celui qui respecte les normes non marchandes autant que les règles purement commerciales : normes techniques de protection des consommateurs, normes sanitaires et alimentaires, mais aussi normes environnementales et sociales, défendues par les agences spécialisées de l’ONU et par les ONG. Ces normes non marchandes doivent être intégrées dans les traités commerciaux multilatéraux ou bilatéraux. Elles doivent être aussi contraignantes que les règles du commerce international appliquées par l’OMC. En cas de conflit de normes, l’organisation de règlements des différends (ORD) de l’OMC doit être saisi, en attendant l’institution souhaitable, mais lointaine d’un Conseil du Développement durable de l’ONU.
Le Juste échange, c’est en second lieu, celui qui ménage des périodes de transition suffisantes, au Nord comme au Sud, pour permettre les adaptations nécessaires des systèmes productifs et des emplois, induites par l’ouverture à la concurrence et enrayer, dans nos pays, le processus de désindustrialisation.
C’est celui qui n’hésite pas à protéger les industries naissantes, au nom de la préparation de l’avenir; et les activités stratégiques, au nom de la défense de notre souveraineté.
Le Juste échange, c’est enfin celui qui renforce et utilise pleinement l’arsenal juridique de l’OMC, pour lutter contre la concurrence déloyale : clauses anti-dumping, clauses de sauvegarde, clauses antisubventions, droit de la propriété industrielle et intellectuelle…
Aujourd’hui, trop peu de procédures sont engagées, car celles-ci sont trop complexes, onéreuses, incertaines. Nombreuses sont les PME qui se résignent à se laisser plumer, au lieu de s’engager dans des combats douteux.
Le Juste échange poursuit trois objectifs :
-maintenir les pays de l’Union européenne dans le peloton de tête des nations les plus développées (ce qui est la condition du maintien de nos acquis sociaux et démocratiques);
-favoriser le développement des pays du Sud (et en particulier celui des pays les moins avancés, les PMA);
-sauvegarder nos équilibres écologiques.
Il peut et doit être le moteur privilégié pour l’avènement d’un monde dans lequel les droits à la santé, à un environnement préservé, au « travail décent », à l’identité culturelle, compteront autant et davantage que ceux du libre commerce.
Comment avancer ?
On nous demande : « Comment passer progressivement du libre-échange généralisé au Juste échange ? »
Ma réponse tient en trois points :
1/ Tout d’abord, il faut poursuivre et amplifier la bataille des normes : plusieurs l’ont dit à cette tribune avant moi : l’Union européenne est une grande puissance normative, elle représente à elle seule 33% du PIB mondial, elle est forte de 500 millions de consommateurs. Elle peut obtenir le respect de ses normes comme condition d’accès à son marché. Elle le fait depuis longtemps pour les normes techniques et sanitaires : la semaine dernière, l’UE vient d’interdire encore les biberons au Bisphénol sur son territoire.
Elle doit le faire également pour ses normes environnementales et sociales.
C’est ce que nous faisons en ce moment même à Cancun. Nous nous sommes engagés à réduire de 20% nos émissions de gaz à effet de serre, à augmenter de 20% nos énergies renouvelables et de 20% encore, nos économies d’énergie, en 2020. Nous demandons à tous les grands pollueurs de la planète de prendre les mêmes engagements.
Si les négociations échouent, comme l’an dernier à Copenhague, nous les relancerons dans six mois au Cap.
Mais si elles échouent encore, nous ne devons pas baisser les bras, au prétexte que nous ne pouvons pas être les seuls à supporter la charge de la lutte contre le réchauffement climatique. Nous devrons appliquer unilatéralement notre stratégie des 4X20.
Mais alors nous serons en droit de prélever une « contribution énergie-climat » aux frontières de l’Union, une « écluse carbone », à l’encontre des grands pays qui ne consentiraient pas le même effort. Ce ne sera pas du protectionnisme : la lutte contre le réchauffement climatique a été reconnue par tous les pays comme un objectif salutaire pour l’Humanité.
Il ne s’agira pas d’une barrière douanière à l’ancienne, mais bien d’une « écluse », c’est-à-dire d’une taxe flexible, mobile et solidaire. Flexible, car elle ne s’appliquerait qu’aux marchandises dont les modes de production ne respectent pas les normes de lutte contre le réchauffement climatique. Mobile, car elle serait abolie à l’instant même où un système juste et équilibré de tarification du carbone verrait le jour. Solidaire, car son produit viendrait abonder un fonds mondial de lutte contre le changement climatique dont les pays en développement seraient les premiers bénéficiaires.
De même, l’Union européenne doit retirer l’accès au système de préférence généralisé aux Etats qui ne respectent pas les quatre règles fondamentales de l’OIT : -interdiction du travail des enfants, non recours au travail forcé, non discrimination dans les contrats de travail, et droit reconnu aux salariés de s’organiser pour négocier leur contrat de travail- Il ne s’agit pas d’exiger de la Chine ou de l’Inde qu’elles adoptent du jour au lendemain les standards sociaux en vigueur dans nos pays. Nous avons mis nous-mêmes près de deux siècles pour y parvenir. Mais ces quatre règles de l’OIT sont à leur portée.
Elles s’inscrivent dans l’action plus générale de l’OIT pour la promotion du « travail décent ».
J’ai déjà évoqué les deux autres axes pour favoriser la transition vers le Juste échange, je me bornerais ici à les mentionner : le renforcement et l’application effective des clauses contre la concurrence déloyale inscrites à l’OMC. Un organisme institutionnel doit être mis sur pied, notamment pour faciliter mes recours des PME, la défense de nos industries naissantes et de nos industries stratégiques.
Soyons ambitieux
Chers camarades,
Certains d’entre vous vont trouver ce programme bien audacieux, voire chimérique.
A ceux-là, je dis : nous vivons une crise profonde, et en période de crise l’Histoire s’accélère. Ce qui paraissait irréaliste hier devient banal aujourd’hui. Alex Ader, le numéro un de la City défend désormais la taxe Tobin; Jean-Claude Trichet, président ultra-orthodoxe de la BCE, achète chaque semaine de la dette souveraine; José Manuel Barroso revendique le droit d’émettre des obligations européennes -les Eurobonds- pour financer les grands programmes d’investissement retenus par la stratégie UE 2020 et se prononce, tout comme le Parlement européen, pour une taxe sur les transactions financières; Angela Merkel pérennise le Fonds européen de stabilisation financière…
Etre réaliste, pour les socialistes ce n’est pas seulement prendre acte des contraintes de la réalité telle qu’elle est aujourd’hui, c’est aussi et surtout anticiper la réalité telle qu’elle devrait et pourrait être demain, et se mobiliser pour la faire advenir.
Chers camarades, ne craignons pas d’être ambitieux.